Chapitre 6
Brouillard au Bois des Gobelins
Les trois compagnons, épuisés, descendaient toujours le fleuve sous le clair de lune, dans un silence terrifiant. Au bout d’une heure d’efforts frénétiques, ils avaient sagement décidé de se relayer ; l’un se reposait pendant un bon quart d’heure, tandis que les deux autres pagayaient.
Le ciel s’ornait d’étoiles innombrables, joyaux brillants posés sur le velours noir de la nuit, mais leur lumière glacée semblait encore ajouter au froid. Déjà le givre formait de frêles toiles d’araignée cristallines sur l’herbe des rives, et la plupart des animaux sauvages envisageaient de verrouiller la porte du terrier, de jeter une ou deux couettes supplémentaires sur le lit et de s’abandonner à un sommeil réparateur de quatre mois.
Jonathan, qui bénéficiait du confort relatif d’un manteau épais et d’une casquette de fourrure, caressait des projets très similaires. Mais Havreville, les fromageries et le fauteuil au siège gravé d’une tête de cerf semblaient si loin qu’ils auraient aussi bien pu se trouver sur la lune. Seuls quelques jours de trajet le séparaient de sa terre promise, mais il se figurait devoir franchir de vastes océans pour l’atteindre.
Il était si las que sa tête ne cessait de s’affaisser et que son menton menaçait alors de rebondir sur sa poitrine. À chaque fois que le sommeil allait l’envahir, c’était son tour de pagayer. Il finit par s’assoupir pour de bon et rêva de l’homme au visage rond représenté sur les quatre pièces – il portait une part de bleu sur un plateau luisant ; une immense horloge en bois, derrière lui, carillonnait les heures, et le soleil et la lune dessinés sur son cadran tournaient à une vitesse vertigineuse, réduisant les jours à de brèves secondes. Mais quand Jonathan tendit la main vers le plateau, un personnage ridé le regarda de derrière le balancier de l’horloge, puis une main tavelée surgit et saisit le fromage qui se mua derechef en un minuscule tas de poussière qu’une rafale de vent dispersa sur une longue plaine déserte, criblée de petits trous, alors même que le dormeur se réveillait en sursaut pour se retrouver sur l’Oriel.
Dooly était, en vérité, le seul d’entre eux qui ne parût pas exténué. Jonathan et le professeur Wurzle devaient le forcer au repos, et il paraissait puiser de nouvelles ressources dans le froid qui allait s’intensifiant. Par ailleurs, il avait pris l’habitude, que ses deux compagnons trouvaient terrifiante, de se percher en équilibre sur un des bancs de nage pour mieux observer le fleuve. Le canoë oscillait alors dangereusement, et Wurzle entamait une explication de la gravité et des six autres forces primordiales, surtout la basculante et la renversante.
« Bientôt minuit, déclara le professeur en consultant sa montre de gousset.
— On se croirait deux fois plus tard, répliqua Jonathan en se demandant ce qu’il voulait dire au juste. Je trouve bizarre que nous n’ayons pas encore rejoint le radeau.
— Bizarre et dangereux, convint Wurzle. Nous l’aurions rattrapé depuis une heure, compte tenu du débit du fleuve et de l’impulsion des deux pagaies. Laisse-moi calculer. Deux, zéro, zéro, je retiens cinq, j’arrondis…» Il jeta un regard sagace au fromager. « Même s’il avait une heure d’avance sur nous, il ne devrait pas être en ce moment à plus de quatre heures de son point de départ, et nous aurions dû le voir il y a deux heures. »
Une sombre pensée visita Jonathan. « Et s’il s’est échoué sur la berge et que nous l’avons dépassé ?
— Si vous me permettez, monsieur, intervint Dooly, je n’ai pas cessé de drôlement surveiller les berges, et je n’ai vu aucun radeau. Je vais peut-être monter là sur ce banc et bien regarder, Vos Honneurs. »
Jonathan et le professeur se saisirent des deux plats-bords en s’attendant à être catapultés dans le courant glacial.
« Dooly, assieds-toi tout de suite ! cria Wurzle.
— Oui, mon bon monsieur, oui. Tout de suite, monsieur. Figurez-vous que j’ai eu comme qui dirait une espèce de crise, monsieur, et que j’avais oublié ce que vous nous disiez sur le tourbillon de la terre et le mouvement d’une force et tout ça.
— Ça ne fait rien. Tâche de te le rappeler à l’avenir.
— Si on l’a dépassé, dit Jonathan, s’il était dans l’ombre, par exemple, il va nous falloir remonter le fleuve à la force des bras pour le récupérer.
— Tu as tout à fait raison, dit le professeur. Mais c’est là un fait moins effrayant qu’il pourrait le devenir.
— Comment ça ?
— Dans, disons, deux ou trois heures, quand nous aurons doublé la distance à parcourir à contre-courant.
— En ce cas, soit on fait demi-tour, soit on accoste et on discute du problème, dit le fromager, un peu perdu.
— Je suis presque sûr, monsieur, que le bon chien et son radeau ne sont pas dans l’ombre. Mes yeux percent les ombres comme si elles n’existaient pas. Non, monsieur, je crois qu’on devrait y aller, comme disait mon papi. Il me récitait souvent un poème qui se terminait comme ça : « Vas-y, vas-y, vas-y, da-da, da-da, da-da. » Enfin, ça y ressemblait.
— Ton grand-père était ce qu’on appelle un sage, Dooly, dit Wurzle. Mais faut-il se fier au regard perçant de Dooly et aux « da-da » de son cher grand-père, ou remonter le fleuve ? J’inclinerais, vu les données scientifiques du problème, à faire demi-tour, comme cela a été énoncé si justement.
— Yiii ! glapit Dooly en pointant brusquement sa pagaie.
— Oh, tout n’est pas si grave », commença le professeur.
Mais Dooly continuait de désigner le ciel.
« La lune, la lune ! » gémissait-il à présent.
Jonathan, surpris par le cri de Dooly, ne vit que la boule blanche qui, brillant comme à l’accoutumée, voguait dans les ténèbres, entourée d’étoiles. La traîne d’un infime nuage noir masqua une portion de sa lisière inférieure pendant un bref instant, mais se fondit dans la nuit, laissant une surface vierge, intacte. « Il faut vraiment que tu hurles comme ça, Dooly ? » demanda-t-il, mû par la peur d’avoir oublié en route le radeau et Achab.
Pour tout arranger, des rubans vaporeux, issus des collines dénudées, ponctuées de mares, qui formaient les berges à cet endroit, rampaient vers l’Oriel.
« Le brouillard, dit le fromager sans s’adresser à personne en particulier. On va perdre notre chemin dans le brouillard. » Il eut soudain l’impression qu’il était fort tard, en vérité.
« Les revoilà ! clama Dooly. Ça, c’est pas des nuages, monsieur. Que non ! C’est des sorcières, et pas qu’une, encore, mais toute une volée. Il y a des sorcières devant la lune ! »
Wurzle bafouilla. À l’instar de Jonathan, il s’inquiétait plutôt des vrilles de brume qui commençaient d’envahir le fleuve et du voile qui recouvrait les collines tel un linceul gris. Mais il apercevait, comme Dooly l’annonçait, des ombres dans le ciel. Trois sorcières coiffées d’un chapeau en forme de cône se découpaient sur le cercle lunaire. Chacune de ces silhouettes de satin charbonneux traînait derrière elle le pan d’une longue robe, telle la voile en lambeaux d’un vaisseau fantôme, et, à la stupéfaction du fromager, chevauchait un balai, caractéristique dont il avait entendu parler mais qu’il n’avait, bien sûr, jamais observée. Des rires de crécelle leur parvinrent, portés par le vent nocturne. Alors que les trois sorcières quittaient la face de la lune pour disparaître dans l’obscurité, deux autres surgirent, suivies d’un dernier trio. Quand le brouillard referma enfin ses doigts intangibles sur le canoë, cachant le ciel, les ricanements lugubres continuèrent de tomber vers la terre, tels des glaçons détachés d’une cascade gelée.
Dooly gémit, la tête entre les mains. « Mon vieux papi les connaissait, lui, ces dames. Oui, monsieur. Mais je ne crois pas en avoir envie. Il est tombé dessus dans un bois. Dans le Bois des Gobelins, au fait, si ma mémoire est bonne – ce n’est pas loin, hein, Professeur ?
— À moins d’une demi-lieue, Dooly.
— Oui, c’est bien notre chance. Elles tenaient une sorte d’assemblée. Il y avait des boucs à deux têtes, un chaudron qui bouillonnait. Et pas une d’entre elles qui n’avait sa faucille…
— Je crois qu’on devrait réserver ce fascinant récit à un moment plus propice, dit Jonathan. Un après-midi ensoleillé, par exemple. »
Dooly se recroquevilla à la proue du canoë. Pour l’heure, il aurait sans doute préféré oublier l’histoire de son grand-père.
« Bon, dit le fromager, nous voilà frais. On vire de bord ?
— Si nous ne voyons pas la berge, dit Wurzle, nous ne saurons pas si nous gagnons du terrain, si nous en perdons ou si nous stagnons. C’est prendre un risque que de vouloir remonter un fleuve à la rame dans une telle purée de pois.
— Ça se dissipera peut-être. » Mais Jonathan savait qu’il s’illusionnait. Même si un bon vent se levait dans leur dos, le brouillard faisait tache d’huile et ne tarderait plus guère à tout recouvrir de son manteau.
Les rires résonnaient toujours dans le lointain – des rires entrecoupés d’un cri occasionnel semblable à la plainte d’une banshee. Même si le bruit croissait et décroissait, à la merci du vent, ils semblaient se rapprocher de sa source. Ils cessèrent de pagayer pour écouter, et scrutèrent la grisaille. Des chants qui participaient d’un tumulte où se mêlaient des rires, des cris et parfois le choc sourd d’un gourdin sur une bouilloire noyaient presque les aboiements furieux d’un chien très en émoi.
C’était Achab, plus loin vers l’aval, au beau milieu d’une diablerie quelconque. Le canoë, propulsé par les trois compagnons, fendit la brume immobile. Le vacarme augmentait.
Le brouillard interdisait d’apprécier la distance à laquelle portait le regard. On voyait l’eau du fleuve autour de l’esquif, mais elle avait la pâleur grisâtre de l’air ; deux ou trois mètres plus loin, on ne discernait guère l’un de l’autre, si bien que nul ne savait avec certitude ce qu’il observait. Jonathan redoutait d’éperonner le radeau.
Ils étaient encore à dix mètres des lumières lorsqu’ils les entrevirent dans la brume. Hurlements, battements de tambour, glapissements et rires provenaient, non du radeau devant eux, mais de partout : des bois qui bordaient les berges invisibles.
Les aboiements avaient cessé, ce qui n’eut guère l’heur de plaire au fromager. Il eut envie d’appeler Achab, mais le peu de chances qu’il avait de se faire entendre dans un tel charivari – et sa terreur de ce qui le causait – l’en dissuadèrent. Il jeta un coup d’œil sur le professeur qui, après avoir haussé les épaules, se pencha vers lui et murmura : « Des gobelins. »
Dooly parut se tasser davantage, pour autant que la chose fût possible. Jonathan sentit ses muscles se liquéfier. Voilà qu’ils avaient pénétré dans l’immensité du Bois des Gobelins, qui s’étirait entre les villages en amont et les avant-postes tels La Saulaie et Fort-Rivière – un endroit déconseillé, la nuit.
Les feux de navigation étaient allumés et les mâts gréés, à la surprise du fromager. Le radeau cinglait à vive allure, ce qui expliquait la longue poursuite qu’il leur avait fallu mener.
La lueur diffuse des torches teignait les abords du radeau d’un rose rouillé. Partout dans la brume ondulaient des ombres difformes, comme si les lumières brillaient devant des rideaux gris. À bord, on voyait une douzaine de petits personnages gambader d’un pied peu sûr, hurlant, caquetant, martelant du poing ou du talon tous les tambours de fortune possibles.
Dooly, apeuré par ce concert, eut un mouvement de recul. Jonathan lui fit un signe de tête dans le but de paraître vaillant et d’apaiser ainsi ses craintes. Comme les occupants du canoë se trouvaient dans l’obscurité et regardaient vers la lumière, ils aperçurent les intrus avant que ceux-ci ne les vissent. Mais tous les airs bravaches du monde ne pouvaient rien face à la terreur qui les envahit lorsqu’ils furent assez près du radeau pour distinguer les traits hideux des gobelins.
Même si chacun était plus petit qu’un nain, et aussi mince qu’un squelette sur lequel on tendrait une membrane de cuir en guise de peau, Jonathan ne se rendait pas à l’évidence. Dans le brouillard, les silhouettes grandissaient et rapetissaient, comme leurs ombres dansantes. On voyait des elfes souriants, et puis des goules aux yeux caves, aux dents proéminentes, aux mains tordues telles des pinces de crabe.
On ne trouvait aucun ordre à leurs danses, aucun rythme à leurs tambours. Rien ne brûlait à bord, sinon les torches, mais le chaudron exhalait des torrents de vapeur qui se mêlaient à la brume. L’un des gobelins, qui dominait tous les autres d’une tête, qu’il avait d’ailleurs hideuse, hululait et jurait en touillant son ragoût. Son regard flamboyait dans un visage décomposé. Ses congénères, déambulant sans but bien défini, jetaient un véritable capharnaüm dans la mixture : le sextant, un fromage, un baril de clous, une longueur de corde, et toutes sortes d’objets aussi saugrenus les uns que les autres. La cohue était indescriptible – ils invoquaient le chaos par pure perversité. Jonathan, claquant des dents, se prit d’une violente détestation pour ce triste spectacle.
Un des gobelins en train de gambader poussa un cri qui n’était pas sans évoquer le gémissement d’un diable de marais au lever du soleil. Il avait repéré les trois compagnons. Toute la troupe s’aligna le long du bastingage. Ce fut à qui pointait son doigt, faisait un signe d’invite, hurlait, riait. Le fromager en vit un rouler le baril de cornichons à l’aneth sur le pont et le précipiter dans le fleuve. Le baril dansa sur l’eau près du canoë avant de s’éloigner vers la mer, entraîné par le courant.
Puis l’un des gobelins arracha une torche à son support et Jonathan crut qu’il voulait bouter le feu à leur esquif. Mais la créature embrasa ses propres cheveux et se mit à sautiller sur le pont. Ses dents pointues laissaient filtrer un rire dément. Les flammes parurent lui dévorer le visage, qui fondit, coula et ne laissa qu’un crâne grimaçant couronné d’un incendie.
Si le fromager balançait entre la terreur et le dégoût, Dooly, pour sa part, ne ressentit qu’une peur atroce et se tassa de plus belle, la tête enfouie entre ses bras. Les gobelins sortirent alors chacun un couteau à la longue lame incurvée et les brandirent d’un air menaçant. Jonathan et Wurzle firent force de rames pour reculer, décidant l’un et l’autre, sans se consulter, qu’il valait mieux effectuer une reconnaissance et dresser des plans. Mais lorsqu’un des intrus vint jeter le tromblon-hautbois dans le chaudron, le professeur changea d’avis sur-le-champ.
« Mince alors ! » rugit-il en levant sa pagaie. Son accès de colère parut inciter les gobelins à un surcroît de folie – ils s’enflammaient, au propre comme au figuré.
Le canoë se retrouva alors en très mauvaise posture, car Jonathan, qui ne partageait guère le souci du professeur quant à sa trouvaille, continuait de pagayer dans un sens alors même que Wurzle pagayait dans l’autre.
L’esquif restait là, sans plus avancer ni reculer, lorsque le fromager, ébahi, vit Achab, énorme par rapport aux gobelins, surgir de la cabine comme une furie. Les intrus le croyaient sans doute prisonnier à l’intérieur, car son assaut les prit en défaut et déclencha une belle pagaille dans leurs rangs.
Somme toute, ce fut pourtant une drôle de débandade. Des rires aigus roulèrent sur les flots et, un instant plus tard, tous les gobelins flambaient comme autant de petits bûchers. Achab bondit derrière le préposé au chaudron ; sans se préoccuper du visage sévère qui fondait ni du crâne qui brûlait, il le saisit par le fond du pantalon et alla, tout frétillant, le jeter par-dessus bord d’un hochement de tête.
La créature hurla lorsqu’elle toucha l’eau. On entendit un sifflement et des gargouillis. Lorsqu’il refît surface, le gobelin ne paraissait plus du tout aussi terrifiant. Ce dont il avait l’air, à présent, c’était d’un homoncule très mouillé, très méchant et très navré. Ses congénères restés sur le radeau continuèrent à brûler et à tonitruer, mais se mirent à le bombarder de tous les projectiles qui leur tombaient sous la main.
Achab, satisfait de son travail, ne tarda guère à crocheter un autre gobelin et à le précipiter dans l’Oriel. Jonathan, piqué au vif par le courage de son chien, et le professeur, apeuré de voir son précieux tromblon-hautbois finir englouti, avalèrent à grands coups de pagaie la distance qui les séparait du radeau et passèrent leur amarre autour de l’axe du gouvernail.
Ce fut alors un jeu d’enfant que d’escalader le bastingage, car les monstres – les cinq ou six encore à bord – couraient partout. Le cercle de feu qu’ils formaient comprenait la cabine. On avait peine à déterminer si Achab, qui en occupait le centre exact, était le chasseur ou le chassé.
Ce qui poussa Wurzle à l’action, ce fut de voir un gobelin brandir l’arme elfique dégoulinante ; on avait dû en remonter la manivelle, car les accumulateurs de tourbillon tournoyaient. Elle risquait à tout instant de s’arracher à la main qui la tenait et d’entamer un de ses carrousels déments.
Il se précipita donc et tenta de s’emparer de l’arme, mais le gobelin s’y cramponna, hulula, glapit, et le laboura de ses griffes. Le vieux Wurzle, insoucieux de la douleur, entra en furie lorsque l’objet leur échappa et prit son essor. Une trouée dans la brume lui permit de voir sa découverte voler sur une quinzaine de mètres, plonger dans le fleuve et en émerger un peu plus loin pour se fondre au sein des volutes grises. Voilà que son tromblon-hautbois était perdu et, cette fois-ci, il n’y avait pas d’arbres pour le capturer et le retenir à portée d’ascension.
Dans sa rage, il propulsa le gobelin en feu, qui continuait de le griffer, dans l’Oriel, sans que la créature cessât de rire et de brailler d’épuisante façon.
Pendant ce temps, Jonathan et Achab pourchassaient les derniers gobelins. Dooly rassembla enfin le courage nécessaire pour se hisser à bord. Là, enhardi par la raréfaction des intrus, il en saisit un, qui se trouvait être l’ultime rescapé, au collet et, les yeux fermés pour ne pas avoir à le regarder en face, il le livra à l’Oriel.
Les têtes des gobelins disparurent, dansant à la surface de l’eau, vers la berge la plus éloignée. Leurs rires, déjà atténués par cette douche froide, se turent peu à peu ; la nuit retrouva son calme. Aux côtés du vaillant Achab, les trois compagnons, assis sur le pont, tâchaient de reprendre leur souffle. Jonathan déplora la perte du tromblon-hautbois. En réalité, il était moins ennuyé qu’il ne le donnait à penser, car il n’avait jamais eu de certitude quant à l’utilité d’un pareil engin.
Lorsqu’ils finirent par émerger de cette épaisse couche de brouillard, il devait être près de trois heures du matin. Le Bois des Gobelins n’était plus qu’une masse sombre et brumeuse sur les versants qu’ils laissaient derrière eux, et la lune brillait de nouveau sur les berges. De part et d’autre du fleuve, une plaine herbue moutonnait sur des kilomètres en direction de l’océan.
Il fallut une heure de labeur minutieux à l’équipage pour ranger le fouillis et évaluer les pertes. Le plus curieux, c’est que le chaudron avait disparu. À l’endroit qu’il occupait, ou du moins semblait occuper, il y avait un amoncellement d’ordures et de vestiges divers : plusieurs douves brisées, quelques bouts de métal rouillés, des débris de faïence, la chaîne dont Dooly avait fait un trophée après sa rencontre avec les trolls, et les restes d’une demi-douzaine de poissons difformes sans doute péchés par les gobelins eux-mêmes.
Ils balancèrent ces saletés par-dessus bord, sauf la chaîne qu’ils remirent sur le mât. Jonathan jura avoir vu un chaudron, et le professeur en convint volontiers. Dooly, trop dérouté pour seulement s’en aviser, dut attendre que Wurzle lui eût dit qu’il s’agissait d’une illusion.
« Un sortilège ! » s’écria Dooly, que les récits de son papi avaient familiarisé avec les ruses des gobelins.
Le professeur répondit que c’était le cas. Surgi au même instant de la cabine, Jonathan déclara qu’à propos de cas, celui des réserves était de nature à causer un bel émoi : les gobelins avaient bu la moitié du rhum et gâché le reste. En effet, une douzaine de ces curieux poissons, tous entamés, flottaient dans le baril à moitié vide. On ne pouvait rien faire, sinon tout jeter.
La déception fut vive, car le fromager, tout comme Wurzle, avait espéré déguster une chope de rhum chaud additionné de beurre. Mais ils n’en verraient guère la couleur, pour l’instant.
On se passerait donc de cornichons à l’aneth et de rhum, et les miches qui restaient, évidées, tenaient plus de chapeaux ou de casques que de pain. Le professeur dit alors qu’il ne regrettait guère, pour sa part, la perte du rhum qui expliquait évidemment l’état dans lequel ils avaient trouvé les gobelins. Sobres, les créatures eussent été beaucoup plus dangereuses. Tout le monde reconnut qu’ils s’en étaient tirés à bon compte. Jonathan se souvint alors du porto que le maire avait ajouté à la cargaison, et alla quérir une bouteille et trois verres.
La lune venait de se coucher derrière les Hautes Terres, semblait-il, lorsque le soleil se leva au-dessus des Montagnes Blanches. C’était le matin. Comme le professeur l’avait prédit, ils n’avaient guère dormi ; mais ils avaient reconquis leur radeau et pouvaient s’enorgueillir sans fausse modestie de cette défaite infligée à une bande de maraudeurs gobelins.